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Le livre-marchandise, un danger écologique https://www.monde-diplomatique.fr/2024/10/LECOEUVRE/67665

@france@jlai.lu Le livre-marchandise, un danger écologique https://www.monde-diplomatique.fr/2024/10/LECOEUVRE/67665

"Pour capter la moindre part de marché, les premiers inondent ainsi les libraires de titres, quitte à générer beaucoup d’invendus. Les retours effectués par les libraires sont, pour une petite part, réintégrés dans les dépôts des distributeurs, qui en renvoient eux-mêmes certains aux éditeurs (en fonction de l’accord contracté), et ceux restants sont « mis au pilon », selon le jargon de la profession. Ils sont alors récupérés par des entreprises de recyclage, et finissent brûlés ou transformés en pâte à papier pour devenir en grande partie du papier hygiénique ou des cartons d’emballage de pizzas. Cela ne coûte quasiment rien aux maisons d’édition, contrairement à la conservation des livres, qui demande tri, manutention, conditionnement, entreposage et frais de stockage."

Maintenant je m'imagine m'essuyer avec du Marc Levy.

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  • @france@jlai.lu

    Brian Dettmer. — « Household Physicians » (Médecins à domicile), 2021

    © Brian Dettmer

    Durant les six premiers mois de 2024, des libraires belges et français ont mené une grève singulière. L’association Pour l’écologie du livre proposait une « trêve des nouveautés » en refusant certains titres sur des critères volontairement nébuleux ou surprenants : les parutions d’un mois sur deux, le catalogue d’une seule maison d’édition, un seul titre par structure, ou encore en refusant les couvertures bleues, les auteurs d’un certain renom, etc. « À système absurde, réponse absurde », explique en souriant Mme Anaïs Massola, présidente de l’association. « Notre proposition a fait sens, non pas parce qu’elle était radicale, mais parce qu’elle était moins absurde que le quotidien des libraires depuis des années. »

    Nombre de personnes travaillant dans la filière ressentent ce malaise, tant d’un point de vue social qu’environnemental. Car les deux sont liés. « À la naissance de l’association, en juin 2019, il y avait une sidération générale. Mon métier de libraire, qu’on dit être passeur de textes, a-t-il encore du sens quand 90 % de mon travail consiste à déballer et à remballer des cartons ? Être auteur, éditeur, à quoi cela sert-il quand la plupart des nouveautés ne restent qu’environ trois semaines en librairie ? », note Mme Massola, qui dirige la librairie Le Rideau rouge, à Paris. « Une critique de la chaîne du livre, d’un point de vue écologique, conduit à se rendre compte qu’il s’agit d’un problème systémique, qu’il y a des logiques capitalistes, financières et industrielles derrière. Nous réfléchissons à partir de trois piliers : l’écologie sociale, symbolique et matérielle. La manière dont on décide de fabriquer un livre a des implications sociales, par exemple avec la délocalisation des imprimeries. »

    « Ensuite, le livre est un véhicule d’idées, poursuit Mme Massola. Or il y a un paradoxe entre le nombre de choses produites et la réelle diversité des idées produites. On assiste à une logique d’auteurs à succès qui fabrique de la monoculture et nuit à la “bibliodiversité”. Enfin se pose la question des ressources, du papier, des encres, de la colle, du lieu d’impression, du transport, etc. » L’association propose de « penser le monde du livre comme un écosystème, pour créer des interdépendances qui soient soutenables ». L’écologie du livre fait de plus en plus parler d’elle. En 2024, le Syndicat de la librairie française (SLF) a fait de l’« écologie du métier de libraire » le thème de ses rencontres nationales à Strasbourg.

    Plusieurs acteurs alertent sur la surproduction globale. Le problème est ancien mais s’accentue. En 2021, le secteur du dépôt légal de la Bibliothèque nationale de France (BNF) a reçu 88 000 nouveaux livres imprimés, soit un quart de plus qu’il y a dix ans. En comptant les rééditions et les réimpressions, les 500 principales structures de l’édition ont publié 111 000 titres en 2022. Entre 1999 et 2019, le nombre de nouveautés a augmenté de 76 % (1). L’inflation est devenue structurelle avec la concentration des éditeurs. Ce problème apparu dès les années 1980 et bien identifié depuis les années 2000 s’accélère au fil des rachats successifs par des groupes de plus en plus gros et des milliardaires en quête d’influence (2). « Sur la question de la concentration, les douze premières maisons d’édition en France représentent 87 % du marché et les quatre premières 55 %. Avec ces deux chiffres, on a presque tout dit », résumait Mme Régine Hatchondo, présidente du Centre national du livre (CNL), devant la commission de la culture du Sénat le 29 mai dernier. Une part congrue du marché revient aux autres éditeurs, qui seraient 2 750 selon le ministère de la culture et plus de 4 000 si on compte les plus petites structures parfois gérées bénévolement (3).

    Pour conserver sa place, chaque grand groupe cherche à couvrir toute la gamme des publications : essais, littérature adulte, jeunesse, bande dessinée, guide pratique… Il s’agit pour eux d’être présents toute l’année sur les tables des librairies et des grandes surfaces. Un bon moyen d’écraser la concurrence en s’appuyant sur leur point fort, la distribution. Car il faut souligner que les quatre premiers groupes (Hachette, Editis, Madrigall et Média-Participations) possèdent leur propre distributeur, l’acteur-clé qui stocke et transporte les livres jusqu’aux librairies. Ils concentrent ainsi 80 % du chiffre d’affaires lié à la distribution. Or cette organisation s’avère problématique.

    • @france@jlai.lu Pour M. Jean-Philippe Fleury, attaché commercial aux Belles Lettres Diffusion Distribution (BLDD), « le problème est avant tout structurel. Les acteurs de la “chaîne du livre” sont tous plus ou moins des artisans, et le seul échelon à caractère industriel, celui de la distribution, occupe une position centrale avec un modèle de croissance et des logiques d’accumulation. La distribution impose son tempo et dicte in fine le rythme des parutions. Le flux prime ainsi sur le fonds. Les temps d’exposition des livres sont de plus en plus courts, une nouveauté chassant l’autre. Tout le monde est sommé d’alimenter la machine : éditeurs, libraires, diffuseurs, au risque de se retrouver hors course ».

      En jouant sur des économies d’échelle, les grands groupes négocient ainsi plus facilement les prix d’impression et peuvent se permettre d’imprimer bien davantage que les petites maisons d’édition. Pour capter la moindre part de marché, les premiers inondent ainsi les libraires de titres, quitte à générer beaucoup d’invendus. Les retours effectués par les libraires sont, pour une petite part, réintégrés dans les dépôts des distributeurs, qui en renvoient eux-mêmes certains aux éditeurs (en fonction de l’accord contracté), et ceux restants sont « mis au pilon », selon le jargon de la profession. Ils sont alors récupérés par des entreprises de recyclage, et finissent brûlés ou transformés en pâte à papier pour devenir en grande partie du papier hygiénique ou des cartons d’emballage de pizzas. Cela ne coûte quasiment rien aux maisons d’édition, contrairement à la conservation des livres, qui demande tri, manutention, conditionnement, entreposage et frais de stockage.

      Les retours auraient ainsi concerné en moyenne 19,3 % des livres produits en 2021 et 2022, et le pilon 13,9 % — soit 25 000 tonnes de déchets —, selon le Syndicat national de l’édition (SNE), qui fait cette estimation à partir d’un échantillon de six distributeurs qu’il juge représentatifs (4). S’y ajoutent les livres conservés en catalogue un temps avant d’être eux aussi détruits. En comptant le nombre moyen d’invendus entre 2014 et 2022, environ 17,5 % des livres neufs seraient détruits chaque année, la part des recyclés restant faible.

      Difficile d’en savoir davantage sur le détail des quantités fabriquées et vendues.

      Toute question se heurte à des réponses aux contours flous et aux informations évanescentes. Le petit nombre des « grands acteurs » de la filière cultive le mystère au prétexte de la concurrence… ou de la solidarité. Selon l’observatoire (5) monté par le SLF, le taux de livres renvoyés est plus faible chez les plus petits libraires (14,2 %, contre 20,9 % chez les plus gros). Selon ce même observatoire, cela concerne surtout les nouveautés et plus encore la littérature (30 % des retours pour un peu plus de 25 % du marché). Selon Livres Hebdo, le taux moyen de retours atteignait 24 à 26 % en 2022 dans les grandes surfaces culturelles et 27 à 28 % dans les hypermarchés.

      Les cinq plus grands acteurs de la distribution (Hachette, Interforum pour Editis, Sodis et Union Distribution pour Madrigall, MDS pour Média-Participations) n’ont pas souhaité répondre à ces questions. Si les données montrent des retours moins importants dans les petites librairies, contrairement aux grandes surfaces culturelles, du côté des distributeurs l’analyse est en réalité plus complexe. Les structures de taille moyenne ont souvent plus de livres renvoyés par les librairies que les gros, mais, finalement, ils pilonnent moins — entre 3 et 14 % des livres produits, contre 13 à 16,5 % pour les cinq grands selon nos calculs. Et ce alors que les best-sellers assurent de très faibles retours à ces derniers. Les petites maisons d’édition vivent souvent dans une économie précaire et préfèrent récupérer leurs défraîchis pour leur donner une seconde vie. Les plus grandes ne se posent même pas la question.

      Le bal du pilon

      Parmi les plus petits diffuseurs-distributeurs, M. Benoît Vaillant, cocréateur de Pollen, confirme de grands écarts dans les pratiques vis-à-vis des invendus : « Parce qu’on travaille surtout avec des éditeurs indépendants qui ne peuvent pas réimprimer facilement, seulement 10 à 15 % de nos retours partent au pilon, alors que cela peut concerner les trois quarts pour les plus gros distributeurs. Trier, nettoyer, remettre en stock dans la bonne étagère, tous ces gestes mis bout à bout, ce n’est pas rentable, surtout les formats poche qui sont des gros volumes. »

      • @france@jlai.lu Réduire le pilon ou ne pas le pratiquer du tout, certaines maisons d’édition y parviennent. Cela nécessite de porter une grande attention aux quantités imprimées et à la gestion des stocks, mais aussi de conserver dans son catalogue les titres le plus longtemps possible, en réalisant un suivi et des offres commerciales régulières. Pour continuer de faire vivre un titre, les éditeurs le reproposent parfois après quelques années, pour des événements, des catalogues thématiques, lors de la sortie d’un nouveau livre dans une même collection, dans des packs promotionnels. Mais les libraires prennent de moins en moins de livres qui leur semblent risqués.

        Au beau milieu de la Touraine, bien loin des centres de distribution de la région parisienne, d’immenses bâtiments abritent la Société genilloise d’entrepôt (SGE). Entre des étagères de plus de cinq mètres de haut, remplies de livres et d’objets divers et variés, un petit local est réservé au rafraîchissement des ouvrages. Six personnes s’activent. Sous la houlette de Pascal, Sylvie, Quentin, Marie-Noël, Laurence et Katia trient des cartons, nettoient les couvertures, décollent les étiquettes, poncent les tranches et gomment les imperfections. À la sortie, les livres semblent comme neufs.

        « Avec cette rénovation, on sauve 60 % des retours, 80 % même si l’éditeur accepte les défraîchis, note le directeur Charles Henry d’Ocagne. Pour 50 centimes par livre, cela vaut le coup. C’est dans l’air du temps. On a de plus en plus de maisons intéressées. On devrait passer de deux à quatre millions de livres traités en 2025. »

        Quelques éditeurs pionniers, qui publiaient des contenus sur l’écologie, se sont questionnés sur la manière de faire des livres. Terre vivante, par exemple, a fait réaliser une analyse de cycle de vie dès 2011. Une dizaine de maisons, dont Rue de l’échiquier ou Plume de carotte, ont créé le collectif des éditeurs « écolo-compatibles » puis participé à la création de la commission environnement et fabrication du SNE, avant d’en partir : « Assez vite, on s’en est désintéressé, car ça devenait très “technico-technique”. Bien sûr c’est intéressant, mais c’est loin de suffire », estime M. Frédéric Lisak, éditeur de Plume de carotte, qui poursuit la réflexion avec l’Association des éditeurs de la région Occitanie (ERO) et les librairies indépendantes de cette région.

        Plus récemment, les grands groupes ont commencé à réaliser des bilans carbone. Hachette avait ouvert le bal en 2015. Bayard, Editis, L’École des loisirs, ont suivi, tandis que Madrigall devrait terminer le sien fin 2024. « Il y a toujours une part du marché qui s’en moque et une autre qui se pose des questions. Depuis trois ans, énormément de maisons d’édition s’intéressent à la question du climat. La fameuse directive européenne de décembre 2022 sur la publication en matière de durabilité par les entreprises a énormément fait bouger les choses », s’enthousiasme M. Benoît Moreau, créateur d’Ecograf, une entreprise de conseil qui accompagne éditeurs et imprimeurs dans la mise en place d’une stratégie environnementale. Cette directive impose aux entreprises de plus de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires de réaliser des études plus conséquentes et de présenter des stratégies de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre.

        L’analyse de cycle de vie s’avère bien plus intéressante puisqu’elle prend en compte l’ensemble des effets sur l’environnement. Les outils montrent cependant la même chose : le poste le plus délicat revient à la fabrication de papier, qui consomme une grande quantité d’énergie et d’eau et entraîne une dégradation de milieux naturels (6).

        Tout comme les céréales, la pâte à papier s’échange sur un marché mondial que se partagent une vingtaine de multinationales, bien plus puissantes que les éditeurs français. Problème : ce système invisibilise l’origine de la fibre de papier et donc des forêts dont elle est issue. Une papeterie établie en France ou en Norvège, lorsqu’elle ne transforme pas elle-même la cellulose en pâte à papier, reçoit sa matière première d’un peu partout, explique M. Daniel Vallauri, coauteur de trois rapports sur l’édition au Fonds mondial pour la nature (WWF) : « Faire du papier, c’est une grosse cocotte-minute dans laquelle on met plein de choses et, selon les approvisionnements, vous pouvez avoir de la pâte à papier qui vient du Brésil mélangée avec celle qui vient de chez nous. En Italie et en Espagne par exemple, il y a beaucoup d’importations du Brésil. » Selon lui, le mode de gestion des forêts est déterminant : « Au Brésil ou en Indonésie, on trouve des plantations industrielles d’eucalyptus ou d’acacias. Quand ces cultures sont coupées au bout de dix ans seulement, la biodiversité n’a pu s’y développer. Il faudrait améliorer la part laissée à la nature. »

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